La pandémie actuelle, un signal d’alarme salutaire ? Alain Jean

Jean de Sponde, poète basque de la 2ème moitié du XVIème siècle nous rappelle avec force une vérité qu’on aimerait oublier : « Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir ! »

Et le psychanalyste Jacques Lacan, en 1972, à l’Université de Louvain, enfonce bien le clou : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins, ça n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr. »

Comment mieux évoquer l’ambivalence qui traverse notre esprit lorsque nous pensons à la mort ?

A la fois, heureusement que le temps nous est compté et que nous savons tous qu’au terme de notre vie il y a sa fin : là se situe le réel moteur du désir. En même temps que nous agissons dans la vie quotidienne comme si nous étions immortels.

Louis Althusser écrit dans « Initiation à la philosophie pour les non-philosophes », citant Epicure : « Pour un homme vivant, la mort n’est rien, puisqu’il vit et pour un mort, la mort n’est rien puisqu’il n’en sait plus rien ». Voilà des arguments qui semblent tomber sous le sens et pourquoi n’ont-ils qu’un impact réduit sur l’angoisse de mort qu’éprouvent tous les mortels ?

Pourquoi ce préambule ?

 Il me semble utile dans l’éclairage qu’il nous apporte sur la subjectivité des gens, telle que je la comprends, en cette période de pandémie. Tout phénomène épidémique ou pandémique ramène massivement sur le devant de la scène cette vérité d’évidence : nous sommes mortels et la mort peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Alors l’imagination ne manque pas pour trouver des raisons de calmer l’angoisse de mort, répandue, où chacun se demande quel sera le prochain sur la liste ?

Dans les récents phénomènes de nature épidémique : que ce soit le SIDA ou la fièvre Ebola, beaucoup de gens se sont dit : « Ça ne me concerne pas, c’est l’affaire des homosexuels et toxicomanes dans le premier cas et ça ne concerne que les noirs d’Afrique dans le deuxième. »

Mais avec la Covid 19 ? C’est un virus qui peut contaminer n’importe qui, au bistrot ou dans le métro. Là, il est plus difficile que dans les deux cas précédents de trouver moyen de se rassurer. Mais l’esprit humain en a vu d’autres. Alors dans un mouvement contradictoire que je tenterai d’expliquer, on nous présente la catégorie de « personne fragile », de « personne vulnérable ». Manière euphémique de désigner globalement les « vieux », en même temps qu’on en n’est pas trop sûr que ça ne concerne que les « vieux » ; la preuve, on insiste sur le nombre de jeunes hospitalisés, voire hospitalisés en réanimation, voire décédés. Mais après l’effroi, on se ressaisit très vite. Et d’ailleurs, on a raison car objectivement le nombre de jeunes hospitalisés en réanimation ou décédés est quasiment anecdotique. La moyenne d’âge lors du décès est effectivement de 84 ans. D’ailleurs, cette dénomination de personne « fragile » ou « vulnérable » est assez perfide car après l’effroi passager qu’on a pu ressentir pour soi-même, on reprend vite ses esprits. « Finalement, afin qu’il n’y ait pas trop de vieillards en réanimation, le gouvernement est prêt à mettre l’économie à genoux. Sans compter que l’ardoise que vont laisser les vieux aux générations ultérieures va être salée. »  Difficile de retrouver la solidarité nationale tant saluée en haut lieu.

« Je ne suis pas homosexuel, je ne suis pas noir, je ne suis pas vieux, je suis… normal » aurait pu dire Coluche ou encore : « Il y aura les homosexuels, il y aura les hétérosexuels ; il y aura les noirs, il y aura les blancs ; il y aura les vieux, il y aura les jeunes, mais pour celui qui sera homosexuel, noir et vieux, ce sera très dur ».

Est-ce qu’on ne cherche pas dans cette histoire à sauver sa peau en tentant de trouver un bouc émissaire ? Alors que les questions que cette pandémie soulève sont d’un autre calibre. Il est probable qu’il y aura un avant et un après Covid. Du point de vue de la nature du travail, de la nature des transports et des voyages… Et il n’est pas du tout dit que n’en soient pas affectés, également de façon durable, les rapports entre générations.

Cette pandémie actuelle est très lourde de sens et de conséquences car elle remet en plein sur la place publique le spectre de la mort de tout un chacun et interroge en profondeur l’avenir de notre modèle de développement qui semble vraiment en bout de course.

La pandémie actuelle est, en effet, un symptôme ou un révélateur.

Au niveau du monde, elle a démarré en Chine. La Chine, pays paradoxal, où se télescope un pays « ultramoderne » que le capitalisme contemporain mondialisé à transformé en « l’usine du monde » et un pays archaïque où sur les marchés cohabitent hommes et animaux, y compris sauvages, ce qui favorise le passage de virus de l’animal à l’homme. Cette « usine du monde », ce sont des hommes ou des femmes (jeunes plus ou moins diplômés venus de la campagne) embauchés dans des villes nouvelles monstrueuses, telle Shenzen, construites autour de méga usines. 500.000 ouvriers et employés, dans les deux usines Foxconn de la ville, fabriquent le matériel informatique et téléphonique du monde entier. Ils travaillent pour iPhone, Playstation, Apple, Amazon, Google, Microsoft, Nokia, Sony dans des conditions atroces. 12 heures de travail par jour, nombreuses heures supplémentaires, parfois un jour de repos par semaine, très peu de vacances, cadences de travail éprouvantes, vivant seuls séparés de leur famille, ayant d’énormes difficultés à nouer des relations sociales vu le rythme imposé, travaillant au rez de chaussée et dormant au-dessus dans les dortoirs. Population fragile (ou fragilisée), épuisée physiquement et psychiquement. Qui connaît un taux important de dépressions et de suicides élevé. C’est de là qu’est partie la pandémie.

Au niveau de notre pays, la situation a pris une tournure dramatique largement à cause de l’incapacité des gouvernants, qui n’ont pas su prévoir, pas anticiper au départ l’approvisionnement en masques, en tests…

Mais c’est peut-être simplement l’aboutissement logique de la conception du capitalisme libéral contemporain qui, depuis longtemps, milite pour « moins d’Etat, moins de services publics » (donc d’hôpitaux). Il ne s’agit pas d’une « épidémie hors de contrôle » mais d’une crise de la capacité de nos hôpitaux et d’une stratégie de tests défaillante. La recherche du profit est telle qu’elle en oublie que pour qu’un pays soit au travail il faut que ceux qui travaillent soient en bonne santé et aient des conditions de vie, de transports qui leur permettent d’être chaque jour à leur poste.

Alain Jean, médecin, gériatre