Le mot Agressivité, usages et mésusages. José-Marie Polard

A partir d’une clarification de la signification de ce mot, nous allons essayer de décrypter deux dispositifs collectifs très contemporains, l’ « aller vers » vaccinal et le consentement.

Qu’est ce qui fait le destin d’un mot ? Interrogation légitime parfois, quand on en compare le sens contemporain à celui originel, suite à une évolution de son emploi, si bien qu’un éclairage étymologique sera souvent riche d’enseignements.

Prenons le mot agressivité très souvent connoté négativement. Il n’est pas inutile de rappeler son origine latine «  ad- gressere », signifiant aller vers . Aller vers quoi ? Nous pourrions dire la réalité, comme aller au contact ; on perçoit déjà dans ce mouvement ce qui peut permettre d’accéder au principe de réalité et distinguer du principe de plaisir ; un principe de plaisir étant souvent source de (con)fusion entre l’autre et soi-même, entre l’intériorité et l’extérieur.

L’étymologie du mot violence, souvent confondue avec l’agressivité, est toute autre : « Violare » signifie agir de force sur quelqu’un ou quelque chose, et « violentus », abus de force. Le rapport de force prend le pas sur la relation, clairement. Aller vers ce n’est pas la même chose qu’agir de force, n’est-ce pas ? Cette action de force se caractérisera par une intensité de haut niveau.

Observons un bébé. Certes tous les bébés n’ont pas un même tempérament mais on ajoutera qu’ils n’ont pas un même environnement notamment humain, mais que fait- il d’autre que d’agir sur, que d’aller vers sa mère, vers une partie de la pièce, un objet, etc. l’expérimentant avec une agressivité vitale. Une séquence de vie que Piaget nommait intelligence sensori-motrice.

Cliniquement, cela fait longtemps que je distingue, comme bien d’autres, la destructivité (envers l’autre ou soi- même) et l’agressivité vitale, celle-ci étant un équivalent de la vitalité. Les théories de l’agressivité sont plurielles, y compris dans la psychanalyse, je vais ici me référer à la compréhension qu’en a D.W. Winnicott dont l’œuvre déborde le territoire de la psychanalyse, clinicien hors pair et penseur pour qui l’observation prime sur la théorie. Le rôle qu’il attribue à l’agressivité dans le développement d’un individu est central.

En résumé, la motricité est le précurseur de l’agressivité, celle-ci n’est donc pas prise d’emblée dans le registre de la pulsion. Cette agressivité originelle, naturelle, est plus ou moins synonyme d’activité. Ce n’est qu’ensuite qu’elle fusionnera ou pas avec le registre pulsionnel et qu’elle infiltrera le registre relationnel sur un mode destructeur ou pas. L’expression de cette agressivité, cet aller vers, si les réponses de l’environnement humains sont ajustées, permet à un sujet de distinguer d’une part la réalité objective de la réalité subjective, et d’autre part d’introduire une séparation psychique, entre l’autre et soi-même.

Cette approche, certes synthétique, nous semble éclairer certains enjeux de la notion de consentement, qu’il s’agisse d’une politique de vaccination ou lors d’une relation sexuelle.

Un public empêché ?

En France, les publics empêchés représentent, selon le ministère de la Culture, les personnes ne pouvant se déplacer aux lieux culturels. Ces publics rassemblent alors de nombreuses catégories : malades, personnes à mobilité très réduite, personnes très âgées, hospitalisés, détenus… Dans le cadre de leur ambition d’accès à tous, les bibliothèques par exemple créent ou contribuent à créer des services à leur destination.

Une version technocratique, en somme, de cette fameuse phrase extraite du Bossu. « Si tu ne viens pas Lagardère, Lagardère ira à toi ! » L’idée est de permettre un accès à la culture pour tous.

Cette fois ci, dans une perspective de politique sanitaire, pouvons-nous considérer le public visé par l’ « aller vers » vaccinal comme étant empêché( d’accéder au vaccin) ? Visant les 75 ans et plus, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’ambitionne ce dispositif :

« L’aller vers est à entendre comme une démarche qui se situe au-delà de toute intervention sociale, qu’elle soit d’accueil, de diagnostic, de prescription, d’accompagnement. Cette démarche rompt avec l’idée que l’intervention sociale ferait systématiquement suite à une demande exprimée. Elle permet d’intégrer dans les pratiques les situations de non-demande de certains publics (pas seulement des personnes vulnérables) et engage les acteurs à se situer dans une pratique proactive, pour entrer en relation avec ces publics. Les mises en relation ont pour but de créer, non seulement des liens entre les personnes concernées, les professionnels et les organisations, mais également de donner à chacun la possibilité de renforcer sa capacité d’analyse des comportements et des pratiques. Ces deux éléments – la création de liens et la réflexivité – sont nécessaires pour faciliter les liaisons sociales. Il ne s‘agit pas de construire une méthode ou un dispositif qui serait applicable à tous et à tout service. Le « aller vers » est une approche, une démarche qui concerne à la fois les pratiques professionnelles et les stratégies institutionnelles. »

Si nous considérons que ces 75 ans et plus sont surinformés sur les risques réels que la Covid 19 leur fait courir, on distinguera : 1.ceux qui ne peuvent accéder au vaccin (public empêché), 2.ceux qui sont ambivalents (empêchés par leur conflit interne), 3.ceux qui le refusent.

Après tout, dans la perspective d’un plan gouvernemental, on peut considérer que l’Etat se situe dans sa mission d’agir sur la réalité, et ainsi de vouloir contacter les premiers et seconds et qu’il veuille convaincre les troisièmes. S’il s’agit de proposer, la démarche nous parait légale et légitime, mais convaincre flirte parfois avec « vaincre avec », et son cortège d’arguments culpabilisants, menaçants ou infantilisants. La mise en place de la relation ambitionnée dans la note de cadrage se transformerait alors en rapport de forces, donc d’une certaine forme de violence.

La demande et la possibilité du non

En fait le point nodal de l’argumentation de ce dispositif s’organise autour de la non demande d’un des protagonistes, ici le public visé ; j’ai surligné les passages. La vaccination n’étant pas obligatoire, nous sommes au cœur des enjeux d’un consentement (ici à une politique) qui suppose toujours la possibilité d’un refus.

Face à un public non demandeur, voire non désirant de ce vaccin, L’Etat se retrouvant dans une drôle de position de demander et d’obtenir un consentement, a mis en place des modalités tactiques pour tendre vers l’objectif stratégique de ce dispositif qui sont doubles : établir une relation avec sa dimension affective pour « renforcer(sic) la capacité d’analyse des comportements et des pratiques ».

Si j’osais l’image, je dirais que c’est un classique du dragueur un peu lourd qui ne veut pas entendre et laisser à l’autre la possibilité du non.

Illustration. Giacometti. « L’homme qui marche »

Consentir à quoi ? Michel Billé

 

« Consentir » : Le dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d’Alain Rey) nous explique qu’il s’agit d’un emprunt très ancien au latin « consentire » qui signifie être d’accord avec, de cum (avec) et sentire (sentir) au sens de être d’un même sentiment…  Il s’agit donc d’être en accord avec, de se conformer à, de donner son accord à quelque chose…

Il n’est alors jamais anodin de prendre conscience de la place du consentement dans nos vies… Il nous a fallu consentir à tant de choses ! Mais l’expression même « fallu consentir » vient justement dénaturer (ou révéler ?) la notion même de consentement… S’il me faut consentir c’est que je ne suis pas libre de le faire, c’est que cela s’impose ! Et l’ambiguïté de notre rapport au consentement trouve peut-être ici son origine : comment consentir librement si je suis obligé de consentir ?

Bien sûr la question s’est posée depuis notre plus tendre enfance… Il a fallu consentir, obéir, travailler, se soumettre à l’autorité même infondée parfois… Travailler à l’école, obéir à la maison à des parents parfois remarquablement bienveillants mais pas toujours… Consentir pour certains à une éducation religieuse et à ses « commandements », à ses préceptes… Il a fallu obéir à l’armée, se soumettre au service militaire, à l’autorité du grade… Il a fallu pour certains se soumettre à l’autorité d’universitaires parfois quelque peu péremptoires, se soumettre au travail, accepter l’autorité de la hiérarchie… Se soumettre à l’autorité de l’État, des lois, de la police… Et bien sûr, consentir à « prendre pour époux ou pour épouse… » Consentir à une sexualité plus ou moins choisie, à des pratiques culturelles Consentir toujours, partout, quel que soit le registre…

Lisant cela certains diront « Et heureusement ! » sans quoi il n’y aurait partout qu’un gigantesque foutoir… Consentir à l’ordre permet certainement une vie collective potentiellement féconde. D’autres affirmeront qu’il y avait surement ici et là quelques manières de résister et de ne pas confondre consentir et se soumettre, peut-être auront-ils également raison… C’est que cette véritable « éducation au consentement » nous a transmis une véritable idéologie du consentement au motif d’éviter le désaccord, l’opposition, le conflit… Et forcément, dans une société ultralibérale, la publicité et le marché sont venus manipuler les foules, en captant leur « temps de cerveau disponible[1] » parce que le marketing a développé justement l’art et la manière de nous faire consentir à acheter tel produit, tel service…

Mais partout, à travers ces exemples multiples apparaît le paradoxe du consentement : Peut-on consentir librement ? Comment dès lors consentir et ne pas consentir ? Peut-on dire non ? Peut-on refuser ? Peut-il y avoir consentement si la place pour le refus n’est pas cultivée elle aussi ? C’est bien entre ces deux pôles que peut croître la liberté même si le paradoxe se loge à nouveau dans cet espace : accepter la soumission est-ce encore exercer sa liberté ? « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude.[2] » écrivait La Boétie.

Sans doute la culture des philosophes peut-elle nous aider à creuser encore cette question et à retrouver, jusque dans le paradoxe, l’exercice de la liberté là où nous avons justement l’impression de la perdre ou à l’inverse, de la perdre alors qu’on a le sentiment de la gagner ! Je ne peux connaître le parfum de la rose sans en accepter les épines…

De la même manière je ne peux vivre sans vieillir, vieillir c’est vivre et il ne me servirait à rien de prétendre vivre sans consentir à vieillir…

Consentir à vieillir : ce qui semble bien d’ailleurs constituer, pour nombre de nos contemporains, un impossible consentement puisque la vieillesse nous est donnée souvent à regarder comme redoutable, inacceptable, insupportable ! Consentir à vieillir est alors perçu comme le comble de l’absurde du consentement puisque vivre se définit alors comme consistant à consentir à… mourir ! Avons-nous le choix ?

Cet incommensurable paradoxe se décline pour chacun d’entre nous de manière sans doute un peu différente selon l’âge, les circonstances de la vie, le rapport avec l’entourage, les déterminants sociétaux, politiques, les héritages dont nous sommes porteurs aussi bien sur le plan génétique que sur le plan éducatif, culturel, économique, etc.

La période que nous traversons (COVID et pandémie obligent) nous place exactement dans ces paradoxes multiples de consentements difficiles, nécessaires, impossibles… Avec une question toujours récurrente : consentir à quoi ?

Consentir à des restrictions de liberté… Consentir à un confinement, à un isolement, à un enfermement parfois… Consentir à se faire « tester »… Consentir à des restrictions de pratiques sociales, aux « gestes barrière », au port du masque, au couvre-feu… Bref consentir et consentir encore alors même que pour consentir il faudrait pouvoir faire confiance à celles et ceux qui demandent ces consentements et dont nous observons si souvent les contradictions, les imprécisions voire les incompétences… Comment consentir sans faire confiance et comment faire confiance si l’on n’est pas en mesure de s’approprier les enjeux du consentement ?

Alors consentir à quoi ? Qui peut répondre à cette question ? Nos dirigeants vont parfois un peu vite à répondre ! Ils savent eux puisqu’ils ont le pouvoir… Et l’on observe bien souvent que l’ignorant affirme d’autant plus fort qu’il lui faut donner l’apparence du savoir au lieu d’avouer tout simplement qu’il ne sait pas ! Le scientifique, le savant, lui oserait peut-être exprimer un doute… quand le sage réfléchit, cherche et doute également…

Et nous voici confrontés à cette situation bien difficile à vivre : il nous faut consentir sans savoir si nous avons raison de le faire puisque l’on ne comprend pas à quoi nous consentons…

Il se pourrait alors que ne partageant, au fond, qu’un sentiment, nous ne soyons d’accord que sur un point : le plus important est peut-être de vivre en gardant toujours ouverte la question de savoir à quoi nous consentons, même et surtout si nous ne savons pas y répondre… L’anguille, comme souvent, se cache peut-être sous la roche…


[1] P. Le Lay TF1 2004.

[2] Etienne de La Boétie : « Discours de la servitude volontaire. (1546-1548) Ed. Mill et une nuits oct. 1995. Traduction en français moderne : Séverine Auffret.