Reconnaitre et accepter l’impuissance en santé publique. Michel Bass

Face au virus : puissance et impuissance du Politique

Comment interpréter le cafouillage et l’incertitude qui règnent au sujet du COVID ? Est-ce seulement lié à une connaissance scientifique insuffisante ? Ou peut-on aussi y voir une grande incompétence en matière de santé publique ? Et pas qu’une incompétence, mais aussi le résultat de remettre constamment et depuis longtemps au lendemain l’effort environnemental et de santé publique, comme le disent les signataires de l’article « faut-il boycotter le sucre pour avoir raison des nicotinoïdes »(Libération 27 octobre 2020,https://www.liberation.fr/debats/20…) ? Plus tard, toujours plus tard, ce n’est pas le moment…

Et maintenant, nous sommes confrontés à une épidémie, heureusement moins grave et moins durable que la crise écologique, mais dont les effets et peut-être aussi une partie des causes sont le reflet de notre incapacité à « agir » face à la crise écologique. On ne fait que colmater les brèches au fur et à mesure qu’elles se manifestent, sans prendre au sérieux le problème, sans aucune capacité à anticiper. A force de reculer devant les enjeux de santé publique de la crise écologique, nous sommes confrontés à une crise devant laquelle notre impuissance saute aux yeux. Mieux gérer ce genre de crise consiste d’abord et avant tout à prendre au sérieux l’action très en amont des problèmes, sans être centrés et obnubilés par le problème à résoudre immédiatement, résolution souvent très partielle ou impossible.

Pour mieux comprendre les impasses actuelles dans lesquelles la crise sanitaire nous a plongé, nous allons examiner la politique menée du pont de vue de quelques analyseurs de santé publique, développés depuis des années par l’AFRESC dans la perspective de l’économie sociale et solidaire que représente la santé communautaire.

Voilà les analyseurs que je vais développer et utiliser pour essayer d’y voir un peu plus clair dans ce qui nous arrive :

1- Le mode de définition des problèmes est-il rigoureux ?

2- Les finalités sont-elles claires et les objectifs énoncés en cohérence avec ces finalités ?

3- Quels sont les niveaux d’action des mesures prises et quelle est leur pertinence ?

4- Comment le public est-il pris en considération ?

Après avoir tenté d’analyser la crise du COVID à l’aide de ces 4 questions, nous serons en mesure de mieux comprendre pourquoi les réponses publiques apportées jusque là ne peuvent pas répondre valablement au problème, ce que sent bien, mais confusément, la plus grande partie de la population. Confronté à l’impuissance, ne vaut-il pas mieux la reconnaître et en tirer des conséquences pour le long terme ? Pour envisager d’autres modalités de gestion des problèmes dans un effort de santé publique écologique, c’est à dire prenant enfin à bras le corps ce qui fait et fera problème dans la santé et la société à force de continuer l’illimitation tant de la production de toxiques en tous genres, que de médecine toujours plus prométhéenne ?

I- Le mode de définition des problèmes est-il rigoureux ?

Traditionnellement, un problème de santé publique est un problème à traiter en priorité si

1- il est de grande ampleur (prévalence et incidence).

2- l’absence d’intervention est dommageable pour la population ou la société

3- le problème est grave (degré d’altération provisoire ou définitive de la santé des individus et de la population, et fonction de la population concernée)

4- il existe des solutions efficaces et adaptées (sans solution réelle, mieux vaut ne pas s’attaquer au problème, cela est contre-productif)

5- on a les moyens de notre intervention, y compris dans ses conséquences économiques

6- l’action est faisable et acceptable du point de vue culturel, éthique

Reprenons ces 6 points dans le cas du COVID.

1- L’ampleur : il ne fait pas de doute que le problème est de grande ampleur, au moins du point de vue de l’incidence (nombre de nouveaux cas), mais moins du point de vue de la prévalence (le stock de cas reste limité, parce que les gens ne sont malades et/ou contagieux que peu de temps, de l’ordre d’1 semaine). Donc beaucoup de nouveaux cas, mais peu de stock, à la différence par exemple de la tuberculose ou du cancer dont les traitements peuvent durer des années, avec des allers et retours à l’hôpital, y compris dans des services de réanimation. Comme nombre de maladies contagieuses, le COVID a une forte incidence, mais n’engendre pas de population à prendre durablement en charge. Il peut par contre empêcher de prendre en charge ces maladies durables par l’encombrement lié à la forte incidence. Ceci dit les chiffres d’incidence, et peut-être de mortalité de cette crise sont encore peu fiables, car encore trop des chiffres bruts, sans éléments de comparaison et d’analyse (que signifie 20 000 nouveaux cas de COVID : des tests positifs ? Des malades ? Des très malades ? Des contagieux ?). L’incidence doit être mieux qualifiée ; ni le nombre total de cas positifs ni leur variation d’un jour à l’autre ne nous dit rien de la dynamique épidémique. Une incidence forte pendant quelques semaines n’a rien à voir avec une incidence plus faible, mais longue.

2- L’absence d’intervention est-elle dommageable pour la population ? : il vaut mieux poser la question dans ce sens (et non donc l’intervention est-elle bénéfique) tant le caractère bénéfique des interventions est toujours défendu, car sinon comment les justifier ? Que se passerait-il sans intervention ? Il est probable que le nombre de décès serait élevé chez les personnes âgées et/ou vulnérables (ce sont bien souvent les mêmes), que les services d’urgence et de réanimation seraient débordés, mais aussi que l’économie serait moins profondément atteinte, que les jeunes et les catégories sociales les moins aisées auraient moins de souci à se faire. Quand on observe les inégalités sociales de santé (les classes les moins aisées vivent 7 ans de moins en général que les classes aisées) et que l’on met cela en balance avec la répartition des décès (médiane à 84 ans, espérance de vie à 80 ans), il semble que l’effort consenti par les classes les moins aisées profitent plus … aux classes aisées ! Il faut ensuite examiner quel type d’intervention est possible, souhaitable et réalisable. Car toute intervention n’est pas bonne en soi. Il se peut que certaines interventions soient dommageables pour certaines populations et pas d’autres. Il s’agirait alors d’avoir des critères précis : type de population, type de dommage, inégalités produites, durabilité du dommage. Par exemple, il serait licite de comparer le dommage « surmortalité de personnes de plus de 84 ans » au dommage « chômage de masse, perte d’espérance pour toute une génération de jeunes », le dommage lié à l’arrêt de la prise en charge correcte de nombreux malades, ou même le dommage produit par la diminution des libertés publiques pour le long terme de la possibilité de démocratie. Tout cela ne va pas de soi, et mérite d’être débattu, ce qui n’a jamais été le cas des instances de décision (ou en tout cas ces instances se sont bien abstenues de nous en faire part). Des actions circonscrites aux personnes vulnérables auraient pu être plus pertinentes que des interventions visant à solutionner le problème.

3- La gravité : en santé publique, les critères de gravité sont la mortalité et les handicaps résiduels. En ce qui concerne le COVID, la mortalité est faible (une surmortalité de 10 à 20 000 personnes principalement très âgées soit 2 à 3 %). Les conséquences en termes de santé individuelle ou collective sont quasi nulles (convalescence longue, mais pas de handicap durable).

4- l’existence de solutions efficaces : à voir le rebond du nombre de cas après l’épidémie, et la panique qui nous prend, on ne peut pas dire que les solutions trouvées aient été efficaces. Ce furent des pis-allers, des sauve-qui-peut, mais pas des réponses pertinentes. Dire que sans ces solutions la situation aurait été nettement pire n’est qu’une rhétorique, un élément de langage. C’est un discours auto-justificateur. Non, ces réponses ne sont pas très efficaces et elles entraînent énormément d’effets pervers. Bien sûr, faute de mieux… Mais admettons que nous manquons tous de réponse pertinente face à cette épidémie, comme par rapport à presque toutes les épidémies. La preuve ? Nous attendons le vaccin comme le messie. D’ici là la circulation du virus va continuer, et nous ne faisons que la ralentir un peu. Pour quel objectif est-ce mieux de ralentir la circulation du virus ? Sûrement pas pour atténuer la gravité…

5- Les moyens de notre intervention ? : il semblerait que l’argent coule à flots. On peut soigner tout le monde, compenser la perte de salaire, compenser les faillites, etc. Mais cet argent n’existe pas. A un moment donné le principe de réalité fera à nouveau surface, et cela risque d’être une catastrophe pour beaucoup de monde, y compris dans nos capacités de prise en charge sanitaire des malades. Les moyens que nous nous donnons sont effrayants, d’autant qu’on aurait sans doute pu, avec plus de discernement, éviter d’avoir à les employer.

6- L’action est-elle faisable et acceptable ? : elle semble acceptée, du moins en surface. Le port du masque est visible. Mais la réalité de la protection est moins évidente : non pas que le masque ne soit pas efficace (il est très efficace si porté comme l’indiquent les normes). Les masques sont touchés, enlevés, remis. Ils sont mis à mauvais escient (dans la rue par exemple) provoquant une baisse de la vigilance à le porter là où ils seraient indispensables. De même le lavage des mains au gel hydro alcoolique : quelques gouttes dans les mains qu’on frotte rapidement et sans méthode pendant quelques secondes ne sert à rien ; il faut une quantité suffisante, et se frotter pendant au moins 15 secondes, en prenant soin de passer entre les doigts, au bout des doigts, dans le creux de la main, etc. Dit autrement, le mieux est l’ennemi du bien. La routine du port de masque (comme la routine du lavage des mains) conduit à une perte d’efficacité. Mais entendons nous bien : ce n’est pas la technique du masque ou du gel qui est inefficace en soi, mais son utilisation à grande échelle, dans un but pas très clair (qui protège qui ou quoi et pourquoi).

En résumant ces 6 points, constatons : le COVID a une certaine ampleur instantanée, mais peu d’ampleur sur le moyen long terme. Une absence d’intervention aurait sans doute eu des conséquences négatives pour une partie de la population, mais l’intervention a de nombreux effets délétères qui ne font que commencer. La gravité est toute relative (de l’ordre d’épidémies de grippe importantes) et les solutions à notre disposition sont peu efficaces. Les interventions réalisées ou projetées sont extrêmement coûteuses, et à la limite de l’acceptabilité. En tant que problème de santé, il ne méritait pas une telle attention (je ne dis pas qu’il ne méritait pas une attention, mais qu’il ne méritait pas un effondrement socio-économique de cette ampleur dont le résultat en matière de santé est plus que médiocre).

Il n’est pas étonnant que la confiance dans les pouvoirs publics soit aussi faible, et l’exaspération des gens en train de monter. Seule l’espérance d’une évolution spontanée favorable à court moyen terme évitera je l’espère une explosion sociale.

La manière donc dont ce problème a été envisagé n’est pas très cohérente avec ce premier analyseur : le problème est mal posé. Et tout le monde le ressent. A suivre : http://www.afresc.org/spip.php?article312&id_rubrique=14

Michel Bass, médecin, sociologue

Humain trop humain. Didier Martz


Michel Billé, ami et sociologue, écrit, à l’occasion de l’épidémie et à propos des vieux et des vieilles, qu’ils et elles ne meurent pas du virus mais de la disparition de toute relation sociale. Et on meurt seul jusqu’à la tombe. On devrait y réfléchir à deux fois lorsqu’on va mourir. Mourir du virus ou mourir de l’isolement ? J’aurais aimé dire de « l’isolation » mais le terme est trop connoté bâtiments et constructions. Pourtant l’isolation c’est, dit le dictionnaire, le « fait de s’opposer au passage du courant électrique, de la chaleur ou des vibrations sonores. » On ajoutera qu’en cette période de crise épidémique avec la manière dont on nous traite que l’isolation c’est « le fait de s’opposer à la relation entre le patient et ses proches » et s’opposer au « passage du courant, de la chaleur» de l’affection. L’isolement, un état ; l’isolation un processus.

La mentalité de l’homme ordinaire – et peut -être des autres – que Orwell nomme la « common
decency », le porte à aimer d’amour et d’amitié, à respecter, à être honnête, etc. Par nature, pourrait-on dire, il pratiquerait la solidarité, l’entraide, la bienveillance. Sauf, nous dit Jean-Jacques Rousseau, que cette nature, cette armature morale et naturelle est pervertie par la société. Ce qui fait que la séparation des individus des uns des autres et leur isolation ne sont pas des phénomènes nouveaux liés à la crise mais sont au cœur d’un processus en cours depuis un moment déjà. Pas tant parce que les gens sont individualistes – un peu quand même – mais surtout parce que ce processus est un processus d’individualisation qui s’opère à leur insu.

Tout pousse à les séparer. Ainsi, par exemple, on ne conçoit pas des cabines téléphoniques portables – appelées téléphone mobile – parce que les gens ont besoin de s’isoler mais parce qu’on pense qu’on devrait les isoler. Ici pour le téléphone, collé à l’oreille, dans une bulle foetale régressive.
L’épidémie ne fait que souligner et accroître un peu plus ce phénomène de séparation et s’agissant de vieux et de vieilles, les EHPAD l’ont largement développé. Pas par une volonté délibérée – les gens sont encore bienveillants – mais par un effet de structure. Ces institutions, comme beaucoup d’autres, sont des maisons de « retrait » de la vie sociale.
Accru, le processus de séparation avec ses formes d’égoïsme, pousse à l’indifférence, au rejet, à la discrimination et plus si affinités avec certaines idéologies qui préparent à toutes les extrémités. Et, qui va de pair avec ce progrès régressif, le développement d’une forme de dépersonnalisation, de déshumanisation propice à toutes les haines, passions tristes dirait Spinoza qui diminuent l’individu. Hannah Arendt aime bien le mot « désolation », une situation dans laquelle l’individu se sent totalement isolé et coupé du monde, comme détruit : l’homme dé-solé n’a plus de « sol » sur lequel s’appuyer. C’est flagrant dans les régimes totalitaires, plus insidieux dans des régimes plus doux où les déserts sociaux s’étendent progressivement.

Mais la common decency d’Orwell, la décence commune, ramène toujours de l’humain même dans les situations où il semblerait qu’il ait complètement disparu ne laissant la place qu’au désir de l’éliminer. Orwell dans ses réflexions sur la guerre d’Espagne rapporte un souvenir lorsqu’il faisait face aux tranchées fascistes : « Un homme qui devait probablement porter un message à un officier, jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié habillé et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m’abstins de tirer sur lui (…) si je n’ai pas tiré, c’est en partie à cause de ce petit détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des « fascistes ». Mais un homme qui retient son pantalon à deux mains n’est pas un « fasciste » : c’est manifestement un semblable, un frère, sur lequel on n’a pas le cœur de tirer ».

Avec le philosophe Nietzsche, décidément l’humain est toujours trop humain. Par des gestes banalement humains. Ainsi irait le monde !

Didier Martz, philosophe

La pandémie actuelle, un signal d’alarme salutaire ? Alain Jean

Jean de Sponde, poète basque de la 2ème moitié du XVIème siècle nous rappelle avec force une vérité qu’on aimerait oublier : « Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir ! »

Et le psychanalyste Jacques Lacan, en 1972, à l’Université de Louvain, enfonce bien le clou : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins, ça n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr. »

Comment mieux évoquer l’ambivalence qui traverse notre esprit lorsque nous pensons à la mort ?

A la fois, heureusement que le temps nous est compté et que nous savons tous qu’au terme de notre vie il y a sa fin : là se situe le réel moteur du désir. En même temps que nous agissons dans la vie quotidienne comme si nous étions immortels.

Louis Althusser écrit dans « Initiation à la philosophie pour les non-philosophes », citant Epicure : « Pour un homme vivant, la mort n’est rien, puisqu’il vit et pour un mort, la mort n’est rien puisqu’il n’en sait plus rien ». Voilà des arguments qui semblent tomber sous le sens et pourquoi n’ont-ils qu’un impact réduit sur l’angoisse de mort qu’éprouvent tous les mortels ?

Pourquoi ce préambule ?

 Il me semble utile dans l’éclairage qu’il nous apporte sur la subjectivité des gens, telle que je la comprends, en cette période de pandémie. Tout phénomène épidémique ou pandémique ramène massivement sur le devant de la scène cette vérité d’évidence : nous sommes mortels et la mort peut frapper n’importe qui, n’importe quand. Alors l’imagination ne manque pas pour trouver des raisons de calmer l’angoisse de mort, répandue, où chacun se demande quel sera le prochain sur la liste ?

Dans les récents phénomènes de nature épidémique : que ce soit le SIDA ou la fièvre Ebola, beaucoup de gens se sont dit : « Ça ne me concerne pas, c’est l’affaire des homosexuels et toxicomanes dans le premier cas et ça ne concerne que les noirs d’Afrique dans le deuxième. »

Mais avec la Covid 19 ? C’est un virus qui peut contaminer n’importe qui, au bistrot ou dans le métro. Là, il est plus difficile que dans les deux cas précédents de trouver moyen de se rassurer. Mais l’esprit humain en a vu d’autres. Alors dans un mouvement contradictoire que je tenterai d’expliquer, on nous présente la catégorie de « personne fragile », de « personne vulnérable ». Manière euphémique de désigner globalement les « vieux », en même temps qu’on en n’est pas trop sûr que ça ne concerne que les « vieux » ; la preuve, on insiste sur le nombre de jeunes hospitalisés, voire hospitalisés en réanimation, voire décédés. Mais après l’effroi, on se ressaisit très vite. Et d’ailleurs, on a raison car objectivement le nombre de jeunes hospitalisés en réanimation ou décédés est quasiment anecdotique. La moyenne d’âge lors du décès est effectivement de 84 ans. D’ailleurs, cette dénomination de personne « fragile » ou « vulnérable » est assez perfide car après l’effroi passager qu’on a pu ressentir pour soi-même, on reprend vite ses esprits. « Finalement, afin qu’il n’y ait pas trop de vieillards en réanimation, le gouvernement est prêt à mettre l’économie à genoux. Sans compter que l’ardoise que vont laisser les vieux aux générations ultérieures va être salée. »  Difficile de retrouver la solidarité nationale tant saluée en haut lieu.

« Je ne suis pas homosexuel, je ne suis pas noir, je ne suis pas vieux, je suis… normal » aurait pu dire Coluche ou encore : « Il y aura les homosexuels, il y aura les hétérosexuels ; il y aura les noirs, il y aura les blancs ; il y aura les vieux, il y aura les jeunes, mais pour celui qui sera homosexuel, noir et vieux, ce sera très dur ».

Est-ce qu’on ne cherche pas dans cette histoire à sauver sa peau en tentant de trouver un bouc émissaire ? Alors que les questions que cette pandémie soulève sont d’un autre calibre. Il est probable qu’il y aura un avant et un après Covid. Du point de vue de la nature du travail, de la nature des transports et des voyages… Et il n’est pas du tout dit que n’en soient pas affectés, également de façon durable, les rapports entre générations.

Cette pandémie actuelle est très lourde de sens et de conséquences car elle remet en plein sur la place publique le spectre de la mort de tout un chacun et interroge en profondeur l’avenir de notre modèle de développement qui semble vraiment en bout de course.

La pandémie actuelle est, en effet, un symptôme ou un révélateur.

Au niveau du monde, elle a démarré en Chine. La Chine, pays paradoxal, où se télescope un pays « ultramoderne » que le capitalisme contemporain mondialisé à transformé en « l’usine du monde » et un pays archaïque où sur les marchés cohabitent hommes et animaux, y compris sauvages, ce qui favorise le passage de virus de l’animal à l’homme. Cette « usine du monde », ce sont des hommes ou des femmes (jeunes plus ou moins diplômés venus de la campagne) embauchés dans des villes nouvelles monstrueuses, telle Shenzen, construites autour de méga usines. 500.000 ouvriers et employés, dans les deux usines Foxconn de la ville, fabriquent le matériel informatique et téléphonique du monde entier. Ils travaillent pour iPhone, Playstation, Apple, Amazon, Google, Microsoft, Nokia, Sony dans des conditions atroces. 12 heures de travail par jour, nombreuses heures supplémentaires, parfois un jour de repos par semaine, très peu de vacances, cadences de travail éprouvantes, vivant seuls séparés de leur famille, ayant d’énormes difficultés à nouer des relations sociales vu le rythme imposé, travaillant au rez de chaussée et dormant au-dessus dans les dortoirs. Population fragile (ou fragilisée), épuisée physiquement et psychiquement. Qui connaît un taux important de dépressions et de suicides élevé. C’est de là qu’est partie la pandémie.

Au niveau de notre pays, la situation a pris une tournure dramatique largement à cause de l’incapacité des gouvernants, qui n’ont pas su prévoir, pas anticiper au départ l’approvisionnement en masques, en tests…

Mais c’est peut-être simplement l’aboutissement logique de la conception du capitalisme libéral contemporain qui, depuis longtemps, milite pour « moins d’Etat, moins de services publics » (donc d’hôpitaux). Il ne s’agit pas d’une « épidémie hors de contrôle » mais d’une crise de la capacité de nos hôpitaux et d’une stratégie de tests défaillante. La recherche du profit est telle qu’elle en oublie que pour qu’un pays soit au travail il faut que ceux qui travaillent soient en bonne santé et aient des conditions de vie, de transports qui leur permettent d’être chaque jour à leur poste.

Alain Jean, médecin, gériatre